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Menaces croissantes à la liberté des médias :
la démocratie en péril

2 décembre 2020

Au centre, une photo en noir et blanc de Maria Ressa portant un haut rouge. Elle est entourée d'un cercle jaune. L'arrière-plan, de couleur turquoise, est composé de journaux. Quelques zigzags jaunes, blancs et gris complètent l'arrière-plan.

Le 15 septembre 2020, Liberté de la presse Canada, en partenariat avec la Commission canadienne pour l’UNESCO, a organisé le webinaire Growing Threats to Media Freedom : Democracy under Assault (Menaces croissantes à la liberté des médias : la démocratie en péril.) L’allocution qui fait l’objet de cet article a été prononcée par Maria Ressa, cofondatrice, rédactrice en chef et PDG de Rappler. Son discours émouvant comprend des appels à l’action pour que les gens s’éduquent et demandent des comptes aux plateformes de médias sociaux et aux gouvernements. Pour visionner la vidéo du discours et du panel qui s’en est suivi, visitez le site https://worldpressfreedomcanada.ca/fr/menaces-croissantes-a-la-liberte-des-medias-la-democratie-en-peril/.

Le 15 juin 2020, je me suis assise dans une salle d’audience décrépite et sans fenêtre et j’ai écouté la juge Rainelda Estacio-Montesa rendre son verdict – que certains ont plus tard qualifié de véritable « sandwich empoisonné »; elle a commencé son verdict par une vérité fondamentale sur la liberté de la presse, puis fait volte-face pour justifier son verdict de culpabilité, et l’a terminé par une citation de Nelson Mandela. Il a fallu beaucoup d’acrobaties juridiques pour que Rappler et moi en arrivions là, et cela aura un impact sur les Philippins : le délai de prescription pour la diffamation est passé de 1 an à 12 ans (et lorsque nous avons fait appel, à 15 ans) ; et une nouvelle définition a été introduite pour la réédition. 

J’ai été condamnée pour un crime qui n’existait pas lorsque nous avons publié une histoire il y a huit ans, pour une histoire que je n’ai pas écrite, éditée ou supervisée. Oh, et alors que mon ancien collègue Rey Santos Jr. et moi-même avons été reconnus coupables, Rappler a été déclaré innocent. Kafkaïen.

Bien sûr, je conteste ce verdict parce que je n’ai rien fait de mal. 

Je suis une journaliste, pas une criminelle. Pourtant, c’est ce qu’il faut pour essayer de demander des comptes aux autorités aujourd’hui.

Je sais personnellement pourquoi et comment la démocratie se meurt, et pourquoi les journalistes aux premières lignes sont constamment attaqués. Je le sais parce que je suis aux premières loges : en tant que cible, je vois l’évolution des attaques en ligne ainsi que la militarisation de la loi. En tant que journaliste à l’ère du numérique, je suis confrontée à des décisions quasi quotidiennes qui remettent en cause notre profession. En tant que responsable commerciale et technologique, je vois notre modèle d’affaires détruit par la technologie, et j’essaie de réimaginer et de construire l’avenir de l’information.

Trois évolutions bouleversent notre monde :

  1. La pandémie et ses répercussions sur le pouvoir ;
  2. Le système de modification du comportement que nous appelons les médias sociaux ; 
  3. L’impact de tout cela sur l’engagement civique – et nos tentatives pour sauver la démocratie.

Pourquoi les Philippines? La plaisanterie ici est que les Philippines ont passé 300 ans dans un couvent et 50 ans à Hollywood : 300 ans colonisées par l’Espagne, 50 ans sous les États-Unis. Nous sommes la plus grande nation catholique d’Asie, nos 110 millions d’habitants parlent anglais, et depuis 5 ans maintenant, les Philippins sont ceux qui passent le plus de temps sur les médias sociaux dans le monde : 100 % de tous les Philippins sur Internet sont abonnés à Facebook. Facebook est notre Internet. 

Christopher Wylie, lanceur d’alerte de Cambridge Analytica, nous a qualifiés de « boîte de Petri » où les tactiques de manipulation de masse sont testées ; si elles fonctionnent, elles sont « propagées » vers l’Occident. Les données le confirment : les Américains ont les comptes Facebook les plus compromis. Les Philippins sont en deuxième position. 

Nous sommes les cobayes. Vous êtes les cibles.

À la fin de 2016, j’ai averti que ce qui se passait aux Philippines allait bientôt se manifester dans une démocratie près de chez vous : les meurtres brutaux commis par les forces de l’ordre, rendus possibles par la diffusion exponentielle de la haine dans les médias sociaux, ciblant les journalistes, les militants des droits de la personne et les politiciens de l’opposition, et ce tant en ligne que dans le monde réel. 

Notre présent dystopique est votre avenir. J’aurais aimé avoir tort. 

Passons donc à la pandémie, qui, comme dans la plupart des pays, n’a fait qu’exacerber les problèmes sous-jacents. Les Philippines connaissent aujourd’hui le plus long confinement au monde : nous entamons la 26e semaine d’une intervention largement axée sur la sécurité face à ce virus. Comme Bolsonaro au Brésil, le président Duterte a nommé des généraux militaires à la retraite pour diriger notre intervention. Notre confinement comprend un couvre-feu à 20 heures, et à l’extrême, chaque maison a reçu un laissez-passer de quarantaine. Lorsque vous enfreignez ces règles, vous êtes arrêté ou abattu – plus de 100 000 personnes ont été arrêtées pour violation de la quarantaine. 

Le 1er avril, le président Duterte a averti les Philippins de suivre les règles, et a dit à la police de « les abattre » s’ils violaient la quarantaine. C’est ce qui est arrivé à un agriculteur de 63 ans qui a été arrêté à un poste de contrôle parce qu’il ne portait pas de masque. Le rapport de police indique qu’il était ivre et qu’il a attaqué la police, qui a tiré et tué le fermier. 

L’administration Duterte a demandé et reçu deux fois d’importants pouvoirs d’urgence et beaucoup d’argent du Congrès. Pourtant, elle a obtenu bien peu de résultats sur le plan des tests, de la recherche des contacts et de l’aide à notre peuple. 

Elle utilise plutôt le confinement pour consolider son pouvoir, et avec une législature captive, pour restreindre davantage nos droits garantis par la constitution philippine. Le 5 mai, un petit organisme de réglementation a ordonné la fermeture de notre plus grand diffuseur, ABS-CBN. En quelques heures, le réseau a été déconnecté. La dernière fois que cela s’est produit, c’est lorsque Ferdinand Marcos a déclaré la loi martiale en 1972 ; cet arrêt a duré 14 ans. 

Peu de temps après, une commission de travail de notre Chambre des députés a retiré définitivement la franchise d’ABS-CBN. Alors qu’il a fallu des mois pour y parvenir, le Congrès a adopté un projet de loi antiterroriste draconien en environ cinq jours pendant le confinement. Le président Duterte l’a promulguée peu après. 

En vertu de cette loi, toute personne étiquetée comme « terroriste » par un petit groupe de ministres du Cabinet peut être arrêtée sans mandat et détenue en prison jusqu’à 24 jours. Au moins 34 pétitions ont maintenant été déposées à la Cour suprême, demandant qu’elle soit déclarée inconstitutionnelle. Pourtant, elle atteint son but : faire en sorte que les Philippins aient peur de parler et de défier le pouvoir. 

Qu’est-ce qui a facilité la mort de notre démocratie par mille coupures? 

La technologie, autrefois un catalyseur, est aujourd’hui objet de destruction; la polarisation est au cœur même de la conception des plateformes de médias sociaux, exacerbant du même coup cette philosophie du « nous contre eux ». Ce n’est pas une coïncidence si les leaders qui suscitent des divisions sont les plus performants sur les médias sociaux. 

La propagande a toujours existé, mais les fils d’information personnalisés, atomisés, individuels et adaptés à la faiblesse de chacun, c’est tout nouveau.

Les médias sociaux sont les nouveaux gardiens, véritables contrôleurs d’accès qui ne protègent PAS la sphère publique. Facebook est aujourd’hui le plus grand distributeur de nouvelles au monde. Sauf qu’il y a un hic : les mensonges mêlés de colère et de haine se répandent plus vite et plus loin que les faits ennuyeux des nouvelles. Ils créent un effet d’entraînement et de consensus artificiel en faveur du mensonge. 

Vous dites un mensonge un million de fois, il devient un fait. Sans faits, il n’y a pas de vérité. Sans vérité, il n’y a pas de confiance. Sans cela, la démocratie telle que nous la connaissons est morte. Partout dans le monde, les dictateurs numériques populistes utilisent cette politique de la terre brûlée pour se faire élire, puis ils utilisent les pouvoirs formels de leur poste – les outils de la démocratie – pour faire imploser les institutions. Ensuite, ils utilisent à la fois les médias sociaux et leur pouvoir directif pour s’attaquer aux personnes qui disent la vérité. 

Je le sais par expérience personnelle : en 2016, nous avons contesté l’impunité de la guerre contre la drogue de Duterte, qui, selon les groupes de défense des droits de la personne, a fait des dizaines de milliers de morts. Le gouvernement continue à dissimuler les chiffres, et l’impunité de Facebook a permis des attaques exponentielles et des discours de haine contre des journalistes comme moi. J’ai moi-même été submergée avec près de 90 messages haineux par heure.

Tout ça pour me réduire au silence. Simultanément, cette désinformation populaire planifiée qualifiée d’astroturfing est destinée à influencer les autres à croire aux mensonges. Puis c’est allé un peu plus loin, avec le microciblage pour semer de faux récits. Regardez les 4 dernières années. 

En 2016, les comptes progouvernementaux ont diffusés sur les réseaux « journaliste = criminel » en référence à moi et à Rappler. J’ai alors ri : en 2021, j’aurai été journaliste depuis 35 ans, et j’ai fait mes preuves. Pourtant, j’ai vu ce mensonge répété un million de fois faire croire à de nombreux Philippins cette accusation ridicule. 

En 2017, ce même récit est venu de haut de la voix la plus puissante : le président Duterte a attaqué Rappler dans son discours sur l’état de la nation, et une citation à comparaître a suivi environ une semaine plus tard.

En 2018, le gouvernement a militarisé la loi et a déposé 11 plaintes contre Rappler et moi. 

En 2019, le gouvernement a émis huit mandats d’arrêt contre moi, déposé huit causes pénales contre Rappler. J’ai été arrêtée deux fois en cinq semaines (on m’a aussi détenue pendant la nuit). Tout ça pour essayer de nous intimider et de nous faire taire. Cela n’a fait qu’alimenter notre mission, car nous avions personnellement vécu les abus de pouvoir.

Bien sûr, en 2020, il y a eu la condamnation pour de la diffamation en ligne. On pourrait soutenir que cette condamnation a eu lieu parce que nous nous en sommes tenus à nos convictions. 

C’est ainsi que se forment les réalités alternatives. Si vous ne savez pas quoi croire, alors vous ne pouvez pas agir. Ce qui donne plus de pouvoir à la personne déjà au pouvoir. 

Alors, que pouvez-vous faire? 

Beaucoup de choses. Commençons par 3 points d’action rapide.

  1. Regarder. Sur Netflix, regardez Derrière nos écrans de fumée (The Social Dilemma), et écoutez les créateurs de ces plateformes de médias sociaux expliquer leur Frankenstein, ce qu’il a détruit, et comment vous pouvez éviter de rester une victime sans méfiance. Si vous êtes aux États-Unis ou au Canada, regardez A Thousand Cuts, un documentaire de Ramona Diaz sur ce que nous avons vécu.
  2. Lire. Le 15 septembre, le professeur du MIT et entrepreneur Sinan Aral a publié The Hype Machine, qui fait la distinction entre le matériel – nos téléphones intelligents (qui recueillent également des données), les plateformes de médias sociaux (qui vendent leur capacité à manipuler notre comportement), et la boucle de rétroaction qui continue à façonner notre comportement. Il explique les quatre leviers que nous pouvons utiliser pour exiger des comptes : Argent. Code. Normes. Lois.

    Lorsque la loi est militarisée, nous devons repenser le paradigme. Il est bon de commencer par les conclusions du Groupe d’experts juridiques de haut niveau sur la liberté de la presse, dont la vice-présidente est notre avocate – Amal Clooney.
  1. Exiger. L’éclaircissement de l’intérêt personnel de Silicon Valley. La fin de l’impunité des présidents comme Duterte. Pour cela, il faut s’organiser et accélérer les actions de la société civile. Nous devons exploiter un réseau de réseaux dans le monde physique pour protéger la démocratie et les valeurs qui nous sont chères. 

Il n’y a pas de temps à perdre. 

Sans faits, il n’y a pas d’intégrité des marchés. Il est certainement impossible d’avoir l’intégrité des élections. Pouvons-nous même avoir le libre arbitre indispensable à une démocratie? 

La société civile devra être vigilante pour préserver les élections américaines, d’autant plus que nous savons tous que cette manipulation de notre comportement fait désormais partie du jeu du pouvoir géopolitique. Les Russes ont ciblé les Américains en 2016, et continuent de le faire aujourd’hui. Quelle ligne de fracture ont-ils alors ouverte? Celle de l’identité raciale. Regardez où nous en sommes 4 ans plus tard.

Aux Philippines, le président Duterte a surpris en 2016 son propre service extérieur en annonçant depuis Pékin que les Philippines allaient s’éloigner des États-Unis pour se rapprocher de la Chine… et de la Russie. 

C’est une étrange coïncidence – ou peut-être pas – que la loi antiterroriste des Philippines et la loi de sécurité draconienne de Hong Kong soient entrées en vigueur à peu près au même moment. Il s’agit là de mesures de contrôle imposées d'en haut, mais les manœuvres d’influence sont bien plus insidieuses : l’État soutient l’utilisation des médias sociaux dans le cadre d’attaques ciblant les militants des droits de la personne et les journalistes, ce qui prive en définitive les citoyens de leur libre arbitre et de l’accès aux faits.

Il y a une question fondamentale à laquelle chaque citoyen dans une démocratie doit répondre. 

Qu’êtes-vous prêt à sacrifier pour la vérité? 

Alors, allez-y et faites-le.