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Tenter de comprendre la violence à l'égard des femmes journalistes, et d'y mettre fin

25 novembre 2021

Illustration d'une femme journaliste tenant un micro. Une partie de son bras droit porte une blessure en forme d'éclaire pour illustrer la violence qu'elle subit en essayant d'exécuter ses fonctions.

Ghada Oueiss se souvient avoir reçu une menace de mort chaque jour où elle passait à l’antenne pour Al Jazeera. En voici une qu’elle n’oubliera jamais : « Tu regarderas la caméra pour parler à ton public… Tu remarqueras qu’il y a un pistolet et une balle, cette balle ira directement dans ta tête. »

La violence en ligne à l’encontre des femmes journalistes a pour but de les rabaisser, de les humilier et de leur faire honte, de les effrayer, de les faire taire et de les faire reculer, de les discréditer sur le plan professionnel, de saper le journalisme responsable et la confiance dans les faits, et d’empêcher leur participation active (ainsi que celle de leurs sources, de leurs collègues et de leur public) au débat public. Cela revient à une attaque contre la délibération démocratique et la liberté des médias. 

– Extrait de la publication The Chilling

Cette citation est tirée d’un document de recherche de l’UNESCO intitulé The Chilling: Global trends in online violence against women journalists (en anglais seulement). L’expérience de Mme Oueiss n’est qu’un des nombreux exemples cités dans l’article des menaces de violence physique et sexuelle qui continuent de peser sur les femmes journalistes du monde entier.

Ces menaces font doublement du tort à nos sociétés : au niveau individuel, elles ciblent, intimident et persécutent les femmes, dans le but de les empêcher de poursuivre la carrière qu’elles ont choisie. Au niveau sociétal, elles nuisent à la démocratie par un effet de silencieux qui vise à réduire la liberté d’expression et la liberté de la presse. Les campagnes de désinformation agissent à ces deux niveaux, en rendant opérationnelles les menaces contre les femmes journalistes pour miner la confiance du public dans le journalisme critique et les faits en général.

Les femmes journalistes du monde entier sont prises pour cible

Le document de l’UNESCO constitue une lecture saisissante, voire consternante. Publié au printemps 2021, il est le résultat d’une étude mondiale sur la violence en ligne à l’encontre des femmes journalistes, commandée par l’UNESCO et produite par le International Center for Journalists. L’étude a interrogé plus de 900 journalistes de 125 pays. Entre autres choses, elle a constaté que :

  • Près des trois quarts des répondants au sondage qui s’identifient comme des femmes ont déclaré avoir été victimes de violence en ligne.
  • Les personnes interrogées ont été confrontées à des menaces de violence physique (y compris des menaces de mort) et de violence sexuelle, et ces menaces s’étendaient aux membres de leur famille et à d’autres personnes de leur entourage.
  • Plus de 40 % des répondantes ont déclaré avoir été visées par des attaques en ligne liées à des campagnes de désinformation orchestrées.

Une autre publication récente, intitulée La moitié de l’histoire ne suffit jamais : les menaces auxquelles sont confrontés les femmes journalistes, présente des articles rédigés par des femmes journalistes de différentes régions du monde sur les défis auxquels elles sont confrontées au travail. Dans le rapport, qui a été lancé l’année dernière par la Commission canadienne pour l’UNESCO, l’organisme de développement des médias Journalists for Human Rights et Liberté de la presse Canada:

  • La journaliste canadienne Rachel Pulfer s’intéresse à l’influence des attaques sexistes et du harcèlement sexuel dans le monde, à la manière dont les femmes sont dépeintes dans les médias et perçues dans la société, et plus encore.
  • La journaliste autochtone Karyn Pugliese (alias Pabàmàdiz, Algonquine, Première Nation Pikwàkanagàn) s’appuie sur des entretiens avec 15 femmes journalistes autochtones au Canada pour exposer les problèmes qui menacent leur carrière.
  • Sandra Safi Bashengezi, journaliste en République démocratique du Congo, fait la lumière sur les stéréotypes nuisibles qui empêchent les femmes journalistes de son pays d’accéder à des opportunités d’avancement professionnel.
  • Nisreen Anabli, une journaliste syrienne spécialisée dans les droits de la personne et vivant en Turquie, évoque les risques sociaux et de sécurité qui empêchent les femmes d’effectuer leur travail de façon optimale dans les zones de conflit en Syrie et à proximité.

Violence soutenue par le gouvernement

Les deux publications mentionnent Maria Ressa, cofondatrice du site d’information Rappler, basé à Manille. Mme Ressa a souvent réalisé des reportages critiques sur le président philippin Rodrigo Duterte, qui a publiquement averti les journalistes qu’ils n’étaient pas à l’abri d’un assassinat. The Chilling rapporte que Mme Ressa a fait l’objet de menaces de mort, de menaces de viol, de divulgation de données personnelles, et d’insultes racistes, sexistes et misogynes. À un certain moment, elle recevait des messages de haine en ligne sur Facebook au rythme de 90 par heure.

Des influenceurs politiques – encouragés par Duterte – ont dépeint Maria Ressa comme une criminelle en raison de son travail.

« L’objectif est de me réduire au silence », a déclaré Mme Ressa dans son discours thème du webinaire de 2020, intitulé « Growing Threats to Media Freedom : Democracy Under Assault » (en français: Menaces croissantes à la liberté des médias : la démocratie en péril). « En 2019, [le gouvernement] a émis huit mandats d’arrêt contre moi, huit causes pénales contre Rappler, m’a arrêtée deux fois en cinq semaines (et m’a détenue pendant la nuit) pour essayer de nous intimider afin de nous faire taire. »

Maria Ressa n’est qu’une femme parmi tant d’autres. Il y a en a des milliers d’autres comme elle dans le monde qui sont confrontées à des menaces similaires simplement parce qu’elles font leur travail.

La recherche de solutions

Nous devons de toute urgence cibler et mettre en œuvre des solutions durables. Parmi les suggestions contenues dans le rapport The Chilling et le rapport No Excuse for Abuse (en anglais) de PEN America figurent des améliorations de la conception technique et des modèles commerciaux des médias sociaux, des unités d’intervention rapide composées d’employés multilingues spécialisés dans la liberté de la presse et la violence sexiste, un bouton SOS permettant de déclencher des mesures de protection et un système de sanctions progressives pour les comportements abusifs.

La moitié de l’histoire ne suffit jamais présente des suggestions de changements dans les milieux de travail, comme la promotion des femmes de couleur par groupe au sein des équipes afin d’éviter le symbolisme et l’isolement, ainsi que de meilleures politiques dans les salles de presse pour contrer le harcèlement, l’exploitation et les abus sexuels. Le document souligne également l’importance de mesures sectorielles plus larges telles que la création de communautés mondiales entre les médias, les gouvernements et la société civile pour soutenir les journalistes.

La moitié de l’histoire ne suffit jamais tire son titre des paroles de la journaliste canadienne Sally Armstrong, qui a dit un jour que si les femmes ne couvrent pas l’actualité, vous n’obtenez que la moitié de l’histoire. The Chilling tire son titre de la manière dont la violence en ligne à l’encontre des femmes journalistes vise à refroidir et à diminuer leur participation active au débat public. 

Toutes deux sont des lectures importantes dans notre environnement actuel teinté par la méfiance envers les médias et la haine en ligne.

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