Urbanisme anticolonial

et espace éthique

24 octobre 2023

L'horizon d'une ville avec des oiseaux migrateurs volant au-dessus. Un panneau municipal au premier plan sur lequel on peut lire "bienvenue" en anglais, en français et dans cinq langues autochtones.

Le legs de l'urbanisme

Dans l’introduction d’un texte écrit en 2020 pour Architecture Australia, Wanda Dalla Costa – membre du corps professoral de l’Université d’État de l’Arizona, première femme architecte issue d’une Première Nation au Canada et membre de la Nation crie de Saddle Lake – lance cette réflexion :

…[les régions urbaines] et suburbaines accueillent actuellement près des trois quarts, soit 72 %, de tous les Autochtones des États-Unis. Pourtant, et malgré que les environnements urbains se diversifient sans arrêt, la profession d’architecte "se fait plus masculine et plus blanche à mesure qu’on monte dans le niveau d’expérience". Ainsi se creuse un fossé entre les personnes qui conçoivent les villes et celles qui les habitent. Comment les valeurs, les normes et les aspirations culturelles peuvent-elles s’intégrer aux environnements urbains si les gens qui les imaginent en ont une compréhension limitée?1 

 

Selon le recensement canadien de 2021, environ 44 % des gens qui s’identifient comme Autochtones (ou 801 045 personnes) vivent en zone urbaine. Cette proportion, bien que substantiellement plus faible que les 72 % observés aux États-Unis, représente une hausse marquée, de l’ordre de 12,5 %, par rapport au recensement de 2016, ce qui indique une urbanisation rapide des Autochtones au pays.2 

Les propos de Wanda Della Costa témoignent de deux enjeux liés à la représentation qui touchent les secteurs urbains, non seulement au Canada, mais aussi dans bien d’autres pays du monde colonisé.

D’abord, le manque de représentativité au sein des professions a une incidence directe et durable sur les politiques, la conception et la gouvernance urbaines, puisqu’il implique une faible diversité des personnes œuvrant dans l’architecture, le design, l’urbanisme, l’ingénierie et l’élaboration de politiques. Résultat : trop peu de gens ont l’accès, le pouvoir et les « compétences professionnelles » nécessaires (du moins celles qui sont largement reconnues comme telles) pour intégrer, comme le suggère Wanda Della Costa, les « valeurs, normes et aspirations culturelles » dans la conception des villes.

En grandissant, je me suis rendu compte du peu de représentation autochtone dans les domaines professionnels et cela se reflétait dans l’architecture.3 
- Nicole Luke, conceptrice inuite

 

Ensuite, la représentation autochtone est fondamentalement absente des structures physiques, culturelles et « narratives » qui composent les espaces urbains – c’est-à-dire les éléments qui reflètent les valeurs, l’histoire et le caractère d’une ville pour ses habitants et visiteurs. On pense aux composantes concrètes : toponymie des rues, des parcs et des bâtiments municipaux, œuvres d’art publiques ou autres objets collectifs de l’espace urbain (ex. : plaques patrimoniales, statues, monuments). On pense aussi aux types d’aménagements publics et à l’influence du discours public sur l’origine d’un lieu. Si, dans de nombreuses villes, ces récits évoluent lentement, il n’en demeure pas moins qu’historiquement, la genèse des lieux semble toujours partir de la colonisation européenne.

Ce type d’urbanisme fait en sorte que les peuples autochtones ont toujours été relégués, au mieux, au rang de figurants, au pire, aux oubliettes de la conscience publique, et cela, en des terres qu’ils ont pourtant occupées pendant des millénaires – et qu’ils occupent encore, en dépit du fait qu’aucune ville canadienne n’existe en dehors d’un territoire autochtone.

Cette représentation historique lacunaire et persistante a profondément marqué la société canadienne. Il suffit de penser à l’exemple frappant de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Les appels à la justice de l’Enquête nationale4 mettent en lumière les risques, la vulnérabilité, la violence et l’effacement que les femmes, filles et personnes 2ELGBTQQIA+ des communautés autochtones vivent en zone urbaine, entre autres le manque d’accès à des services de transport sécuritaires et abordables (appel à la justice 4.8) ou à des logements (4.6) et à des refuges (16.19) adéquats, ainsi que la surreprésentation au sein du système de justice pénale et des services sociaux.

Faisant écho aux paroles de Wanda Dalla Costa, ces appels à la justice insistent aussi sur le besoin de garantir un accès libre et fondé sur les droits et la distinction à la culture et à la sécurité au sein des espaces urbains, en partie à cause de la hausse marquée de l’urbanisation et de la croissance de la population chez les Autochtones.

Les personnes autochtones – qu’elles soient en ville, en campagne, dans les communautés, sur les réserves ou sur des territoires de traités, des terres non cédées ou métisses ou des régions de l’Inuit Nunangat – n’ont pas toujours d’endroits sains qui favorisent leur croissance, leur guérison et leur prospérité. L’environnement bâti et la durabilité sont des espaces cruciaux de réparation.5 
- Tiffany Shaw, architecte métisse et artiste publique

 

Bien que l’objectif d’accroître la diversité et la représentativité au sein des professions comme l’urbanisme soit important, force est malheureusement d’admettre qu’il faudra attendre des générations avant que cela se traduise en retombées concrètes pour les groupes dignes d’équité. Sans compter que si représentation il y a, ces personnes subissent la pression de devoir porter la voix de leur communauté, que cela fasse ou non partie de leurs tâches. Alors, comment les professions peuvent-elles faire avancer des concepts comme la réconciliation, l’inclusion, la diversité, l’équité et l’accessibilité? Après plus de dix ans dans le domaine de l’urbanisme, et compte tenu des pratiques encore émergentes en matière de relations municipalité-Autochtones et de maintien des lieux par les Autochtones, je crois que le milieu de l’urbanisme est en excellente posture pour mener la charge et provoquer des changements durables et stables dans la gouvernance et l’environnement physique et culturel des espaces urbains que nous aimons tant. C’est en partie parce que nos compétences sont déjà sollicitées pour l’animation des rencontres, la médiation des échanges, la synthèse des connaissances et la collaboration – que ce soit avec des pairs du milieu de l’infrastructure, de l’ingénierie, de la conception, de l’architecture, des services communautaires et récréatifs ou des arts et de la culture. Qui plus est, comme la nature du travail d’urbaniste est intrinsèquement liée au territoire, au peuple et à la culture, nous pouvons incorporer les valeurs que nous chérissons dans nos concepts – qu’il s’agisse de lieux concrets ou de politiques et de projets intangibles.

Qui que soient les gens à qui appartient le territoire sur lequel s’élève une structure, ils devraient s’y sentir représentés, vus et en sécurité.6  - Tiffany Creyke, Autochtone de la Nation Tāłtān, conceptrice et urbaniste travaillant avec l’approche fondée sur le milieu

 

La vérité et la réconciliation, de plus en plus présentes dans la conscience du public, poussent les urbanistes (et les membres de disciplines connexes) à examiner les rôles des individus et du collectif dans la perpétuation des formes de violence coloniale et des iniquités structurelles contre les personnes et les communautés autochtones. Cela fera bientôt une décennie qu’ont été lancés les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation (CVR)7 ; il est maintenant temps de dépasser le stade où nous nous contentons de nous proclamer alliées et alliés, de donner des ateliers et de publier des messages sur les réseaux sociaux. En tant qu’urbanistes, nous nous devons d’incarner concrètement ces valeurs dans nos sphères d’influence et de statuer sur ce que la réconciliation représente pour nous comme actrices et acteurs d’une profession d’influence.

La politique « Pratique de l’urbanisme et réconciliation » instaurée en 2019 par l’Institut canadien des urbanistes (ICU)8  faisait un premier pas intéressant pour entamer la conversation en se penchant sur le rôle millénaire et contemporain qu’ont joué les peuples autochtones dans l’aménagement et la gestion de l’environnement naturel. La politique établissait les rôles que les urbanistes devraient jouer pour intégrer la vérité et la réconciliation dans leur travail, notamment en favorisant l’établissement de relations, le perfectionnement professionnel et les nouvelles approches en matière d’interactions avec les communautés autochtones. Il faut voir cette politique comme un appel à l’action et responsabiliser la profession pour qu’elle maintienne cette orientation et reste dans l’action.

Un trio de cartes topographiques circulaires, chacune avec une feuille superposée.

Anticolonialisme

Comme urbaniste, je trouve parfois utile de prendre un pas de recul par rapport à mon quotidien professionnel pour mieux appréhender la vue d’ensemble. L’anticolonialisme et le postcolonialisme sont deux concepts qui m’aident à cerner le contexte de ma profession et les répercussions que peut avoir mon travail.

L’« anticolonialisme » est l’antithèse du colonialisme. Comme me l’a clairement résumé l’autrice-compositrice-interprète anishinaabekwe Larissa Desrosiers, il s’agit d’un concept fondamentalement lié à la suprématie blanche.9 

Richard T. Schaefer (2008) pousse plus loin l’idée et note que le « colonialisme est un système de domination […] fondé sur la croyance que les personnes soumises sont inférieures aux colonisateurs. Le développement du projet colonialiste européen depuis le 16e siècle coïncide avec celui des concepts de racisme et d’ethnocentrisme ainsi qu’avec celui de la théorie du darwinisme social ».10 

La planification des lois, des politiques et des processus a engendré du racisme et des génocides culturels qui ont ensuite été défendus et renforcés par l’urbanisme. Par exemple, il suffit d’observer l’histoire de la ségrégation des quartiers par la politique du « redlining »11 et l'utilisation du zonage territorial pour cloisonner les communautés en fonction de leur ethnie et de leur revenu.12 13 

Par l’intermédiaire de processus colonialistes plus vastes, les urbanistes ont contribué au génocide culturel en participant au retrait actif des peuples autochtones de leurs territoires et à la redistribution subséquente de ces terres au nom de la célèbre devise de l’urbanisme, l’utilisation optimale. En séparant les peuples de leurs territoires, leur attachement à leurs familles, à leur culture et à leur langue s’est encore plus détérioré et cela a contribué à la crise d’appartenance décrite dans l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.

Il faut aussi reconnaître que bon nombre de processus, politiques, lois et philosophies destinés à subjuguer les peuples autochtones – particulièrement en ce qui concerne l’utilisation des terres et leur autonomie comme peuple – demeurent à ce jour presque intacts, et que de ce fait, le projet colonialiste se poursuit.

La seule façon de contrer cela est d’adopter l’« anticolonialisme » comme boussole pour nous détourner de notre cours actuel et changer de voie; pour aller vers un état d’émancipation qui mettra du temps à se concrétiser, mais qui prendra irrémédiablement forme, et qui ne pourra découler que des sentiments profondément anticoloniaux de respect, de représentation et d’appartenance.

Pour comprendre comment le concept d’« anticolonialisme » peut montrer la nouvelle voie à suivre, il faut d’abord réfléchir à ce que devrait être cet avenir postcolonial (malgré le discours actuel sur la réconciliation, il reste difficile de voir cet état futur comme un avenir « réconcilié » étant donné l’absence même de « conciliation » dans la géographie coloniale à laquelle on pourrait « revenir »).

Le postcolonialisme « désigne à la fois une période historique spécifique ou un état des lieux […], ce qui vient après […] et le projet intellectuel et politique de se réapproprier et de repenser l’histoire et l’autonomie des peuples subordonnés à diverses formes de colonialisme européen ».14 

Le postcolonialisme pourrait permettre d’atteindre un état d’émancipation qui mettra du temps à se concrétiser, mais qui prendra irrémédiablement forme, et qui ne pourra découler que des sentiments profondément anticoloniaux de respect, de représentation et d’appartenance.

Dans les géographies culturelles complexes comme celle du Canada – où vivent environ 1,8 million d’Autochtones15 issues de plus de 600 nations et s’exprimant dans plus de 70 langues16 –, cet état d’émancipation peut-être presque impossible à imaginer. Cependant, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) offre un cadre pour la manière dont une société postcoloniale, dans son expression urbaine, pourrait être aménagée, conçue et gérée. La DNUDPA met particulièrement l’accent sur l’importance d’un accès libre à la langue, à la culture et au patrimoine (ex. : articles 11.1 et 12.1), notamment pour les Autochtones qui vivent hors de leur communauté (article 14.3), mais aussi sur l’importance de la participation aux décisions structurelles (articles 3 et 4).17 

Pour comprendre et reconnaître le fait que toutes les villes du Canada sont bâties sur des territoires autochtones, il faut accepter que le patrimoine culturel matériel (sites ou paysages culturels spécifiques) et immatériel (récits, langues, coutumes) existent dans les zones urbaines. La façon dont on dirige ou codirige ces espaces deviendra d’autant plus importante et réelle pour les administratrices et administrateurs du gouvernement et responsables de politiques locaux lorsque la DNUDPA aura une portée juridique officielle au sein des politiques fédérales et provinciales.18 

Maintenant que nous apprenons à connaître le vaste contexte dans lequel notre travail s’inscrit, une question importante se pose : si la profession d’urbaniste veut dépasser la simple image d’alliée et les déclarations politiques, comment peut-elle adapter ses pratiques pour militer en faveur de résultats anticoloniaux?

Espace éthique

À mon avis, l’espace éthique est un concept utile pour remettre en question et changer l’approche de l’urbanisme anticolonial.

Le terme « espace éthique » a été popularisé par le chercheur autochtone Willie Ermine19 dans un article paru en 2007, « The Ethical Space of Engagement ». L’auteur y décrit l’espace éthique comme un état qui se « forme lorsque deux sociétés aux visions du monde que tout oppose sont disposées à interagir »; il s’agit alors de « l’espace entre les systèmes de savoirs ». Ainsi, l’espace éthique sert à la fois de voie d’accès et de résultat.

Dans le même ordre d’idée, Leroy Little Bear, leader éclairé de la Nation des Pieds-Noirs20 , parle des différentes « lentilles » à travers lesquelles les gens perçoivent le monde, et qui sont forgées par la longue relation que ces gens entretiennent avec leur propre géographie culturelle. Dans ce concept, l’idée de l’espace éthique suppose la capacité de temporairement retirer cette lentille et d’embrasser une humanité commune, voire de jeter un œil à travers la lentille de l’autre.

L’idée de créer un espace « entre les systèmes de savoirs » est au cœur de ce que les urbanistes font déjà (il faut absolument souligner que l’espace éthique ne mélange pas les systèmes de savoirs, mais met plutôt en lumière la force complémentaire de multiples systèmes de connaissances). En ce sens, les urbanistes sont déjà chefs de file comparativement à leurs pairs des autres disciplines, car elles et ils rassemblent des connaissances issues de différents domaines afin d'éclairer leur travail. En effet, tous les jours, elles et ils travaillent avec des spécialistes de la gestion des eaux pluviales, du transport, du milieu du logement, des services culturels, du développement économique et bien d’autres encore, à créer des plans, des politiques et des parcours pour améliorer l’administration et la gouvernance urbaines.

Si ce même esprit de collaboration et de respect envers les autres disciplines pouvait être appliqué aux Autochtones et aux systèmes de savoirs, nous pourrions, comme urbanistes, par notre profession, démanteler progressivement les systèmes oppressifs et créer des environnements urbains inclusifs pour l’ensemble de la collectivité. Si nous ne changeons pas notre approche, nous ne ferons que perpétuer les échecs passés (et actuels), comme le décrit Tiffany Shaw :

Malgré que j’aie vu des communautés autochtones diriger des conversations importantes sur l’autonomie, les grandes décisions sont encore souvent prises par des parties non autochtones qui n’ont que peu ou pas de contexte sur les environnements autochtones où se fait le travail et les effets qu’auront leurs décisions sur les communautés et sur le territoire.21

 

Une carte topographique et une vue aérienne d'une ville se fondent l'une dans l'autre.

Travailler dans les espaces éthiques

Mais il y a de l’espoir. Partout au pays, des urbanistes et des membres de professions connexes s’emploient à concrétiser l’approche anticoloniale. J’aime croire que si l’on partage leur exemple, d’autres pourraient s’en inspirer et adapter leurs propres pratiques, ce qui permettrait de changer, lentement, mais sûrement, le discours qui entoure ce genre de travail d’équité.

Donner l’exemple

Parce que le travail d’urbaniste est si particulier, et à cause de la grande diversité de personnes avec lesquelles nous devons travailler, notamment des membres du public, des spécialistes et des responsables des gouvernements, nous avons l’occasion d’inviter les autres à voir le monde sous un autre œil. En donnant l’exemple à nos pairs, en nous employant avec nos collègues à remettre en question les systèmes, les structures et les politiques en place, nous pouvons favoriser la formation d’espaces éthiques.

Par exemple, il peut s’agir de créer des occasions d’utiliser les systèmes de connaissances, le savoir écologique et les vécus autochtones comme bases dans l’élaboration de politiques et l’analyse de leurs implications potentielles (ex. : étudier les conséquences écologiques de décisions qui concernent l’utilisation du territoire).

La Ville d’Edmonton s’est imposée comme chef de file de l’intégration des savoirs traditionnels autochtones dans divers projets d’aménagement du territoire, en appliquant notamment ces connaissances à l'élaboration de plans à long terme au niveau des quartiers et de la ville, ainsi que dans le cadre de projets d'infrastructure. Les projets de train léger sur rail Capital Line South22  ainsi que City Plan23 , le plan communautaire officiel à long terme d’Edmonton, en sont de bons exemples. En plus de travailler avec des aînées et aînés et du personnel technique autochtones, la Ville a innové en s’appuyant sur une analyse comparative entre les sexes (ACS+) comme cadre de révision critique de l’héritage des politiques d’urbanisme. C’est ainsi qu’elle a notamment mis à jour le règlement municipal sur l’aménagement du territoire24  il n’y a pas longtemps. Pour les responsables de l’urbanisme qui cherchent à structurer leurs efforts d’équité, l’ACS+ est un excellent point de départ.

De nombreuses villes canadiennes se sont aussi dotées de bureaux des relations autochtones où travaille du personnel hautement qualifié qui guide les autres corps professionnels dans leur parcours vers l’établissement d’espaces éthiques, souvent au moyen de cadres ou de politiques qui tracent les grandes lignes (l’un des premiers cadres canadiens en ce sens est le rapport White Goose Flying de la Ville de Calgary). Pour être un exemple pour les pairs, il ne suffit pas de travailler seul; cela demande des consultations et une collaboration étroite avec des spécialistes à l’interne.

Communication et temporalité : des outils efficaces

Pour mettre en œuvre des pratiques d’urbanisme anticoloniales, il faut poser un regard critique sur les noms associés aux gens et aux lieux et assurer une représentation équitable des peuples autochtones dans les processus d’urbanisme.

De nombreux projets partent du principe que l’histoire ou le contexte culturel du lieu en question ont commencé avec les grandes explorations et la colonisation européennes, ignorant, et effaçant de ce fait, les relations immémoriales que les peuples autochtones continuent d’entretenir avec les territoires. Et même quand ces relations sont effectivement reconnues, leur mise en récit est souvent sommaire et artificielle (ex. : on laissera entendre que les peuples autochtones « ne vivent plus ici » ou que les cultures autochtones de la communauté appartiennent strictement au passé).

Par exemple, l’ancien plan de développement municipal de la Ville de Lethbridge faisait référence à l’héritage et à la culture autochtones à travers la lentille de l’archéologie, ce qui limitait l’agentivité des Autochtones face aux politiques culturelles, patrimoniales ou autres susceptibles d’influencer l’avenir. En 202125 , la Ville a revu son plan de fond en comble pour que les peuples autochtones y soient largement représentés – résultat du travail des urbanistes pour établir des relations solides avec les Autochtones et de la consultation des peuples autochtones sur la manière dont les interactions avec eux devraient se passer et dont leur avis devrait être pris en compte (une démarche semblable a aussi été prise par la Ville d’Edmonton dans l’élaboration du City Plan).

De plus en plus de villes revoient la toponymie des lieux à travers la lentille de la vérité et de la réconciliation, en reconnaissance du pouvoir discursif des mots et de leur capacité non seulement à refléter, mais aussi à générer des valeurs et un sentiment d’appartenance. Deux exemples récents sont ceux de l’analyse du colonialisme menée par le conseil d’administration des parcs et loisirs de Vancouver et la stratégie autochtone d’amélioration des espaces et vérification de l’espace public de la Ville de Lethbridge.26 

L’analyse réalisée à Vancouver s’appuyait sur la vérité et la mise en récit pour porter un regard critique sur les divers lieux du réseau de parcs couvert par le conseil d’administration; la vérification effectuée à Lethbridge s’est quant à elle faite en collaboration directe avec des aînées et aînés et du personnel technique de la Confédération des Pieds-Noirs pour centrer les voix autochtones, dans le but de comprendre comment la toponymie des lieux pouvait contribuer à perpétuer les torts, et inversement, comment elle pouvait servir la reddition de l’autonomie et de la fierté autochtones.

Souvent, les mouvements visant à rebaptiser les lieux existants et à intégrer les langues des Premières Nations hôtes dans les nouvelles attributions toponymiques publiques trouvent racine dans la mobilisation communautaire, et ils demandent beaucoup de temps, du militantisme politique, des campagnes de sensibilisation du public et le développement de réseaux d’alliance solides. Dans les notes de fin sont proposés des liens vers des articles récents sur le sujet provenant de Toronto27, de Winnipeg28, d’Edmonton29  et de Calgary.30 

Le relationnel avant le transactionnel

Une autre approche anticoloniale peut être de fixer pour l’urbanisme des objectifs relationnels, plutôt que de simplement viser la réalisation de plans et de politiques. Envisager les relations de cette manière nous oblige à les imaginer comme quelque chose qui nécessite d'être nourri, ressourcé, soutenu et, surtout, comme mutuellement bénéfique plutôt que transactionnel. Une relation continue et avantageuse pour tout le monde est un exemple d’espace éthique, puisqu’elle implique que chaque partie regarde le monde à travers la lentille de l’autre pour appréhender toute l’étendue de ses besoins et intérêts. Les relations qui naissent dans l’espace éthique reposent aussi sur un abandon du pouvoir et des privilèges. Ces relations productives suscitent le respect mutuel et la conscience que l’autre a lui-même des valeurs, des besoins et des choses à offrir.

Le protocole culturel civique et plan de mise en œuvre de la Ville d’Ottawa et de la Nation algonquine Anishinabeg est un bon exemple31 . Ce projet, largement reconnu comme un modèle de planification de politiques culturelles réconciliatoires, s’appuie sur l’immense travail relationnel entre la Ville et de multiples Premières Nations hôtes. Il dresse un cadre de travail collaboratif pour les arts, la culture et les enjeux patrimoniaux, ce qui permet d’intégrer à l’âme urbaine d’Ottawa et au travail quotidien des urbanistes la représentation tangible des peuples Anishinabeg.

Toujours dans l’optique de placer l’urbanisme au service des relations, une autre voie passe par la remise en question des dynamiques de pouvoirs bien ancrées. Le pouvoir, le privilège et le positionnement dont ont toujours joui les urbanistes pour élaborer les politiques et plans au nom du « bien d’autrui » ont relégué les membres de certaines communautés, et en particulier celles dignes d’équité, au rang de simples sujets de règlements. Le présent article aborde d’ailleurs brièvement cette notion, qui a été davantage explorée ailleurs. Le fait de considérer les relations comme des voies éthiques permet d’imaginer la circulation multidirectionnelle des connaissances, des expertises et de l’information. C’est donc dire que les peuples autochtones, par leurs savoirs et leurs expériences, passent de simples destinataires à auteurs des politiques. Et en même temps, les urbanistes cessent de tout décider pour se mettre à apprendre.

Un exemple quelque peu abstrait serait le projet d’aménagement paysager de Terence Radford nommé Manidoo Ogitigan (« jardin spirituel »)32, qui résulte du travail relationnel continu entre la Première Nation d’Alderville et la Ville de Kingston. L’œuvre d’art publique, qui remet en question les idées conventionnelles de ce qui constitue normalement l’art public, se présente comme une pièce d’architecture de paysage. Elle incarne l’idée de réappropriation du territoire, ou « reddition des terres », par la transformation des espaces impeccables d’un parc urbain au moyen des systèmes de connaissances autochtones. La force de ce projet réside non seulement dans la transformation visuelle et physique du parc, mais aussi dans la démonstration des richesses qu’il y a à gagner lorsqu’on abandonne le pouvoir en place et qu’on laisse se reconstituer le territoire, les gens et la culture.

Conclusion

Les urbanistes disposent d’une immense influence et d’un pouvoir considérable au sein des communautés dans lesquelles elles et ils évoluent. Historiquement, la profession d’urbaniste a utilisé son pouvoir pour perpétuer le colonialisme et la violence structurelle par l’oppression des communautés autochtones et des autres communautés dignes d’équité. Toutefois, au cours des dernières années, la société a pris conscience (notamment grâce aux peuples autochtones, infiniment patients) de la « montagne à gravir » pour faire avancer la réconciliation (pour reprendre les mots des commissaires de la CVR). Depuis les appels à l’action, d’innombrables ressources ont vu le jour; l’heure est venue de se responsabiliser et de demander des comptes aux urbanistes et aux membres d’autres professions.

Concrètement, il faut en faire beaucoup plus, non seulement pour dénoncer et éliminer les structures qui freinent l’émancipation, mais aussi pour exiger des actions soutenues qui mèneront au redressement des torts commis et à la reconnaissance que d’autres systèmes de savoirs peuvent rendre nos villes plus fortes et plus accueillantes.

Il est temps que plus d’urbanistes se servent de leur pouvoir et de leur influence pour répondre aux besoins et aux aspirations des autres. Il faut éliminer les obstacles qui ont si souvent empêché l’ascension des Autochtones et des personnes dignes d’équité à des postes de leadership et d’influence, pour mieux « intégrer les valeurs, les normes et les aspirations culturelles à nos environnements urbains », selon les mots de Wanda Dalla Costa.

À propos de l’auteur

Perry Stein est candidat et membre de l’Institut canadien des urbanistes et chercheur affilié au Prentice Institute for Global Population and Economy de l’Université de Lethbridge. Perry est également gestionnaire des services de partenariats à la Ville de Lethbridge, où il offre des possibilités pour les professeurs et les étudiants de l’enseignement supérieur de s’engager dans des partenariats de recherche appliquée avec la ville. Perry a également travaillé comme planificateur, conseiller en relations autochtones et spécialiste de l’engagement communautaire. Il peut être contacté à l’adresse suivante : perryastein@gmail.com