L'art pour nous : la créativité et l'humanité
au sein de la diaspora africaine
1er mars 2021
Les diverses technologies ont entraîné la disparition graduelle de la distinction jadis marquée entre le « grand » art et la culture populaire, un phénomène que certains ont appelé la « culture nobrow ». Bien que les formes d’art appartenant auparavant aux classes supérieures ne soient évidemment pas disparues, le qualificatif « grand » et le rapport hiérarchique qui l’accompagne ne font plus écho dans un monde où les distinctions de classes peuvent facilement être masquées et où les barrières de l’exclusivité peuvent être contournées, même si cela n’est que de façon temporaire. Les « beaux-arts » ont longtemps servi de point de référence pour distinguer les formes d’arts « de haut niveau » des autres formes d’art. D’entrée de jeu, ce terme évoque le ballet ou l’opéra, malgré la diminution de la popularité et de l’influence de ces formes d’art. Ces expériences artistiques, historiquement réservées aux élites et aux classes supérieures en Europe, étaient et sont encore aujourd’hui des activités de luxe, si bien que le concept de l’art pour l’art est devenu une façon populaire de comprendre les divers moyens créatifs par lesquels les artistes communiquaient avec le monde.
Pourtant, dans les pays du Sud et la diaspora africaine, les arts font toujours partie intégrante de la vie sociale, non pas en tant que produits de luxe et outils de raffinement ou de mobilité sociale, mais en tant qu’instruments essentiels à l’affirmation de l’identité individuelle, ainsi qu’à la documentation, à la célébration et à la critique des conditions et des réalités sociales. Comme nous le rappelle l’artiste visuel Clinton Hutton, les arts du spectacle, « l’art de la performance, l’art dramatique et le théâtre ont grandement contribué à la lutte sociopolitique normative des esclaves, car ils leur ont permis d’acquérir, de façonner et d’exprimer un sentiment de pouvoir et une conscience de soi1». Au sein des régimes d’oppression coloniale, des systèmes gouvernementaux d’appropriation2 et des industries exploitantes, les arts étaient et sont encore aujourd’hui un milieu avant-gardiste où les artistes et les sociétés permettent aux personnes vivant sous la contrainte d’imaginer et de nourrir un sentiment d’humanité et de dignité, avec intensité et dynamisme. Ici, j’inclus intentionnellement les arts populaires dans ma définition des « arts », car la notion d’exclusivité traditionnellement associée aux « arts » restreint nos possibilités analytiques et théoriques. Les arts, tant populaires qu’exclusifs, continuent d’influencer les populations sur le plan affectif, indépendamment de leur classe sociale, de leur emplacement ou de leur culture.
Même si les innovations artistiques des membres de la diaspora africaine sont célébrées et pullulent au sein des cultures populaires occidentales, cela n’a pas eu pour effet d’atténuer les pratiques déshumanisantes des institutions sociales ni la hiérarchie raciale qui limite les chances de ces personnes à réussir dans la vie. Ironiquement, bien que les expressions artistiques et culturelles des personnes d’ascendance africaine soient consommées vigoureusement par les publics blancs, ces publics, tout comme les institutions, refusent régulièrement de reconnaître l’humanité des personnes d’ascendance africaine. C’est comme si le fait de consommer de l’art noir ne pouvait coexister avec la notion que les personnes d’ascendance africaine sont des êtres humains; autrement dit, la marchandisation des cultures noires limite l’idée que se font les publics blancs de qui est humain et mérite d’avoir un sentiment d’humanité. Explorer les nuances des diverses formes d’art créées par des artistes de la diaspora africaine permet de faire la lumière sur le fonctionnement des arts tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du marché, au-delà de la génération de profits pour les capitalistes contrôlant les industries culturelles. À l’occasion de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine des Nations Unies, une réflexion plus poussée sur la raison d’être et l’incidence des arts pour les membres de la diaspora africaine nous permet d’étudier les liens intimes qui existent entre la résilience humaine de ces personnes dans le monde occidental et nos diverses formes d’art. Ces liens enrichissent le tissu social de la planète et remplissent les poches des entreprises et des acteurs de l’industrie. Une telle réflexion implique de mener des recherches sur le financement et l’évaluation de ces formes d’art, le rôle de l’économie de marché en ce qui les concerne et les interactions entre le gouvernement et les industries des arts et de la culture dans leur ensemble. Qu’il s’agisse de la musique, des arts du spectacle ou de la danse, le présent document de réflexion a pour but de montrer que les arts de la diaspora africaine sont absolument essentiels à la survie d’un semblant d’humanité dont sont bien souvent privées ces personnes.
Pour passer du concept de « l’art pour l’art » à celui de « l’art pour nous », nous devons mettre au premier plan non seulement les récits des membres de la diaspora africaine qui ont été exploités au sein des industries culturelles, mais aussi les réalités, les visions du monde et les récits qui replacent dans leur contexte la nécessité pour les Nations Unies de désigner une décennie pour reconnaître, célébrer et honorer la vie des personnes d’ascendance africaine. Parallèlement, lorsque l’accent est mis sur le pour nous, cela marque un retour favorable aux différentes formes de bien-être, de sociabilité et de politique qui passent par les arts et qui procuraient et procurent encore aujourd’hui aux membres de la diaspora africaine un niveau de développement humain que ne leur offrent pas leurs sociétés hôtes à l’échelle mondiale.
Dans le sillage de la traite d’esclaves transatlantique, la créativité artistique de la diaspora africaine est bien plus qu’une simple expression culturelle; il s’agit également d’une méthode et d’un système de connaissances conçus pour sauver des vies, redonner leur humanité à ceux qui ont été soumis à l’esclavage et proposer des manières novatrices de permettre à l’humanité d’exister sous un règne de terreur et de contraintes imposé par une doctrine d’hostilité envers les Noirs sanctionnée par l’État.
L’art, le marché et la marchandisation de l’identité noire
Dans le domaine de la danse populaire, il est indéniable que les mouvements créatifs des Africains de la diaspora jouissent d’une immense popularité depuis plus d’un siècle, soit de la popularisation du charleston dans les années 1920 jusqu’aux différents mouvements que l’on retrouve dans des jeux vidéo comme Fortnite. De même, les formes musicales découlant de l’expérience des membres de la diaspora africaine demeurent largement populaires et vont même jusqu’à modeler et remodeler la musique populaire en Amérique du Nord et partout dans le monde.
C’est le cas depuis 1871, année où les Fisk Jubilee Singers se sont rendus pour la première fois en Europe pour réaliser une tournée à travers l’Angleterre, l’Autriche, l’Irlande, l’Allemagne, la Suisse et les Pays-Bas. Cependant, leur histoire témoigne de la relation d’exploitation problématique entre les arts de la diaspora africaine et les marchés capitalistes occidentaux. Ces très jeunes chanteurs amassaient des fonds pour rembourser la dette de l’Université Fisk et bâtir une nouvelle résidence pour les étudiants, même s’ils se trouvaient eux-mêmes dans des situations précaires (certains membres de la troupe ayant même perdu la vie); autrement dit, ces jeunes gens n’en ont guère profité comparativement à l’université.
Le « succès » des formes d’art telles que la musique et la danse repose maladroitement sur l’économie de marché et les grands publics qui ne sont pas d’ascendance africaine. Il suffit de se pencher sur la popularité des spectacles de ménestrel à la fin des années 1800 pour se rendre rapidement compte qu’il existe un lien profondément problématique entre les arts de la diaspora africaine et les grands publics blancs qui favorisent leur marchandisation.3 C’est grâce aux grands publics blancs que les spectacles de ménestrel ont été profitables pour des compagnies comme Primrose & West Big Minstrels et W.M.H. West’s Big Minstrel Jubilee, qui ont fait des tournées à travers les États-Unis, en Europe et dans certaines régions du Canada.
Les spectacles présentés au public étaient profondément influencés par la soif des publics majoritairement blancs de valider leurs préjugés raciaux ou de maintenir la hiérarchie sociale en place. Cela a entraîné la prolifération, pendant plus d’un siècle, de représentations et de portraits déshumanisants et préjudiciables sur le plan social, tirés de l’imaginaire racial blanc. Dans de petites villes canadiennes, les spectacles de ménestrel ont été alimentés par les publics pendant plusieurs décennies; par exemple, le Guelph Kiwanis Club Minstrel Show a connu du succès pendant plus de dix ans jusque dans les années 1960, tandis que les compagnies La Rue’s Minstrels et Hamall’s Serenaders ont fait des tournées au Québec dans les années 1850.
Le succès des spectacles de ménestrel a également inspiré le film muet primé Birth of a Nation (1915), une adaptation au grand écran des stéréotypes raciaux, mettant en vedette des hommes blancs arborant le blackface et représentant les Afro-Américains comme étant de violents prédateurs. Le « succès » de Birth of a Nation a non seulement donné lieu à des actes de violence contre les Afro-Américains dans de nombreuses villes américaines, mais il a aussi servi d’excuse au Ku Klux Klan pour terroriser les Afro-Américains, surtout les hommes, pendant 100 ans (et plus, puisque cela se poursuit). Ces spectacles et ce film largement acclamé ont contribué à instaurer une dynamique encore présente aujourd’hui dans les présentations et les prestations de formes d’art variées, du théâtre à la musique. L’image et l’art d’artistes d’ascendance africaine sont interprétés et consommés par des publics majoritairement blancs, même lorsque la présentation ou la prestation dépeint des stéréotypes dégradants et persistants. Pour comprendre cette dynamique autrement, disons que la marchandisation des arts des personnes d’ascendance africaine contribue trop souvent à établir, à entretenir ou à perpétuer des relations préjudiciables qui persistent en raison de la manière dont les membres de la diaspora africaine ont été représentés et popularisés en tant que marchandises au sein de l’économie de marché et en tant qu’objets de l’imaginaire racial blanc. Ces tendances, reproduites à l’échelle des disciplines artistiques et des industries culturelles selon les désirs et les attentes des publics, sont les principaux moteurs de la croissance du public et de la profitabilité.
Alors que les spectacles de ménestrel exploitaient des aspects de la vie noire créés de toutes pièces et encourageaient la consommation de stéréotypes préjudiciables, le « succès » de diverses formes de musique par des artistes d’ascendance africaine de la diaspora transatlantique diffère, dans certains cas, de celui des spectacles de ménestrel. Parmi les autres moyens par lesquels les publics et les marchés influencent le développement des formes d’art au sein de la diaspora africaine, notons les race records, une tentative de l’industrie du disque américaine de vendre de la musique produite par des Afro-Américains en dissimulant délibérément leur phénotype. Dans le cas des race records, l’industrie de la musique a effacé les traces de l’apport des Afro-Américains à la musique populaire qui était vendue. Des acteurs blancs ornaient les pochettes des disques tandis que les chanteurs noirs étaient souvent victimes d’exploitation financière et privés du prestige social et de la reconnaissance revenant aux artistes du disque. Par ailleurs, la ségrégation des classements au Billboard, un système utilisé pour mesurer la popularité et le succès économique, signifiait que la carrière des artistes du disque afro-américains était largement freinée par la ségrégation raciale qui sévissait de façon généralisée aux États-Unis et qui était largement sanctionnée par les divers États.
La façon dont le « succès » est perçu dans le domaine des arts est problématique; lorsque nous en voyons la vraie nature, nous ouvrons notre esprit aux répercussions et aux coûts sociaux et psychologiques des formes d’art et des prestations populaires et popularisées. Derrière les récits de « succès » relatés dans les médias de masse et la popularité globale d’un artiste se cachent souvent les traumatismes et les épreuves qu’il doit surmonter sur le plan personnel. Les dommages psychologiques découlant des spectacles de ménestrel ont une incidence sur le bien-être des personnes d’ascendance africaine, car ces spectacles ébranlent la confiance personnelle, alimentent la haine de soi et mènent à l’internalisation de la doctrine d’hostilité envers les Noirs, qui se manifeste notamment par la banalisation du blanchiment de la peau. En ce qui concerne les artistes tels que le fondateur nigérian de l’afrobeat, Fela Kuti, et les Afro-Américains James Brown et Nina Simone, bien qu’ils aient réussi à sensibiliser les jeunes Noirs et à remettre en question le statu quo, cela ne s’est pas toujours traduit par des relations paisibles ou pacifiques avec la loi; en effet, leur succès n’était pas facilement reconnaissable dans le cadre de l’analyse réductrice de la société dominante. Les ventes de disques et les classements au Billboard ne racontent qu’une infime partie du récit de « succès », éclipsant le sentiment de fierté noire et la confiance en soi que ces artistes et bien d’autres ont inculqué aux jeunes et aux futurs artistes sur de multiples générations. Le succès de ces artistes et de nombreux autres artistes de la diaspora africaine va bien au-delà des retombées financières.
Pour ce qui est des efforts artistiques déployés à petite échelle et au sein de communautés locales, la définition du succès englobe différents paramètres, autres que le nombre de ventes et d’admirateurs. À l’échelle communautaire, les formes d’art comme la dub poetry et la création orale réussissent largement à instiller un sentiment de fierté raciale et à conscientiser les membres de la communauté, publics et artistes inclus. Les prestations de création orale témoignent d’une grande maîtrise des procédés littéraires traditionnels et d’un grand sens du spectacle, et sont souvent le reflet d’une analyse sociale profonde et aiguisée. D’un certain point de vue, les prestations de création orale efficaces ne se contentent pas de générer des recettes, d’élargir le public ou d’accroître la couverture médiatique. Des éléments intangibles tels que le mentorat et la fréquentation d’adultes positifs et attentionnés, combinés au travail intellectuel public à visée provocatrice, créent des possibilités de développement personnel. En plus de favoriser la prise de parole en public, les prestations sur scène ou l’apprentissage de l’histoire trop souvent passée sous silence des Noirs, ils peuvent aussi contribuer à l’amélioration de la qualité de vie des membres de la diaspora africaine. Des définitions subjectives du succès, particulièrement en marge de la culture populaire, peuvent être proposées pour aborder directement le potentiel des arts de cultiver des identités et un patrimoine afrodiasporiques sains. Dans certains pays, l’un des principaux indicateurs de la qualité de vie est la santé des relations. Ainsi, on peut se demander comment le succès serait réimaginé si ces relations n’étaient pas marquées par des sentiments hostiles à l’égard des Noirs et des microagressions raciales. Élargir les paramètres de la réussite au-delà d’une analyse purement économique ou orientée sur le marché nous permet d’explorer les répercussions immatérielles que les arts ont eues sur la préservation de l’identité individuelle africaine.
Selon les érudits de la musique populaire, l’intégration des adolescents noirs et blancs qui se rassemblaient pour fêter au son du rock n’roll fut parmi les répercussions culturelles de l’engouement pour la musique populaire ayant pris racine dans les années 1950. Pourtant, dans de nombreuses évaluations populaires de ce style de musique, l’intégration des jeunes n’a que très peu de poids comparativement aux retombées économiques; en effet, le bien-être des amateurs afro-américains de rock’n’roll n’est pas une considération pour la plupart des personnalités influentes du secteur culturel, en particulier celles qui sont orientées vers l’industrie. Pour bon nombre d’observateurs, l’affaiblissement de la reconnaissance envers les pionniers du genre, comme Chuck Berry et Little Richard, démontre que l’appréciation juste et la reconnaissance sociale à grande échelle des artistes issus de la diaspora africaine ne sont pas encore acquises. Dans le cas de Chuck Berry et de Little Richard, leur « succès », lorsqu’il est décrit par les médias de masse, est souvent éclipsé par les efforts de nombreux admirateurs d’un artiste comme Elvis Presley pour marchandiser et fétichiser sa courte vie et s’assurer que sa musique domine les classements au Billboard et les registres historiques.
Contrairement à bon nombre des contemporains du célèbre chanteur et de ses précurseurs musicaux, Elvis Presley n’a jamais, de toute sa carrière, eu à composer avec les restrictions sociales de la ségrégation et le climat d’hostilité envers les Noirs appuyé par le public. Les spectacles de ménestrel et les race records ne sont que deux manières parmi tant d’autres dont les artistes d’ascendance africaine vivent leur art et leur culture en rapport direct avec les marchés et le pouvoir dominant des Blancs influents au sein des industries de la culture. La caricature dégradante représentée par les spectacles de ménestrel et l’effacement total du talent artistique noir par les race records ne sont pas sans rappeler les moyens violents et répressifs utilisés par les forces coloniales anglaises, espagnoles, néerlandaises, portugaises et françaises pour éradiquer certaines pratiques culturelles et artistiques. Des ordonnances visant à bannir les activités artistiques, comme la musique ou la danse, ont souvent entraîné du harcèlement sanctionné par l’État, des interventions policières excessives, des arrestations et, dans certains cas, l’incarcération de membres des populations africaines.
Gouverner l’identité noire et limiter les arts
Diverses ordonnances britanniques témoignent de la résilience des pratiques de tambour, qui, nous dit-on, étaient des moyens de communication qui pouvaient inciter à la rébellion. À la suite des émeutes Canboulay qui ont éclaté à Trinidad en 1881, les autorités coloniales britanniques ont interdit les tambours africains recouverts de peaux en vertu de l’ordonnance de préservation de la paix de 1884. Il s’agit de l’une des nombreuses ordonnances qui ont eu pour but d’éliminer les menaces de rébellion ou de contrôler ceux qui étaient considérés comme appartenant aux « classes inférieures ». Toujours à Trinidad, d’autres mesures légales ont été prises en 1883 pour interdire le chant, la danse et toute musique produite par « des voyous et des vagabonds », tandis que les tambours avaient déjà été interdits près d’un siècle auparavant en Jamaïque, en 1792.4 Il faut toutefois formuler quelques réserves quant à cette peur que les tambours puissent inciter à la rébellion; en effet, les autorités coloniales de l’époque disposaient d’une compréhension limitée des tambours, soutenue par la logique de la suprématie blanche et une piètre imagination raciale.
Un autre exemple de communication sonore que craignaient les autorités coloniales est l’abeng, une corne de vache utilisée par les Marrons, ces peuples ayant fui l’esclavage, au Suriname, en Colombie, en Jamaïque et dans plusieurs autres pays. Les Marrons se sont battus à répétition pour conserver leur liberté dans plusieurs colonies où des rébellions avaient porté leurs fruits, et réussi à signer des traités dès 1712 en Colombie et 1739 en Jamaïque. Cependant, pour ces peuples ayant fui l’esclavage, il est possible que l’abeng ait été utilisé à des fins autres que pour inciter à la rébellion, notamment pour communiquer en région montagneuse.
La peur des rébellions était largement répandue au sein des populations de cultivateurs blancs en situation minoritaire sur les îles des Caraïbes, un point de vue qui domine dans les registres historiques. À l’instar des publics blancs ayant alimenté le succès des spectacles de ménestrel, nos connaissances contemporaines des pratiques artistiques des Africains ayant vécu sous un régime colonial se basent principalement sur les pensées et la voix de l’observateur blanc – aussi malavisées soient-elles et aussi étroites soient ces interprétations –, comme ce fut le cas des premiers travaux d’érudition sur la musique des Noirs. La présence des Marrons et leur capacité à défendre leur liberté, lesquelles s’étalent sur des centaines d’années, nous rappellent que les formes d’art pratiquées tant par les Africains affranchis qu’asservis ne visaient pas strictement à éradiquer le colonialisme européen, car nos arts continuent encore à ce jour de documenter, de divertir et de formuler une critique sociale. L’héritage des Marrons est encore aujourd’hui perceptible sur leur scène artistique vivante du Suriname ou de la Dominique, par exemple. Bien que leur art et leur artisanat soient parfois destinés aux touristes, l’héritage des Marrons et du concept de marronnage enrichissent également les activités d’art contemporain dans des endroits comme Montserrat, où l’on retrouve le cercle de poètes Writers’ Maroon, se spécialisant dans la critique sociale.5
Historiquement, les pratiques artistiques des communautés afrodiasporiques ont toujours fait l’objet d’un contrôle strict. Que ces pratiques soient apparues sur la scène publique sous forme marchandisée ou qu’elles aient été interdites formellement par la loi, le pouvoir sanctionné par l’État et le pouvoir colonial pré-État ont été utilisés de façon disproportionnelle pour sévir contre elles. Par exemple, la samba, une danse originaire de la ville de Salvador dans le nord-est du Brésil, a été criminalisée après son implantation à Rio de Janeiro, et la capoeira, un art martial s’apparentant à une danse, est aujourd’hui largement célébrée à l’étranger, mais avait pourtant été interdite dès 1890. Cela dit, il est clair qu’on use d’un pouvoir considérable pour restreindre ces formes d’art dynamiques et émergentes. La capoeira, comme plusieurs formes d’art issues de la diaspora africaine, a trouvé le moyen de s’affranchir du joug des autorités, qui cherchaient à éradiquer certaines formes d’art avant leur adoption et leur marchandisation à grande échelle.
En raison des répressions sanctionnées par l’État visant des styles de musique comme la samba ou des formes de danse comme la capoeira, les registres historiques ne nous offrent pas la possibilité de comprendre les aspects immatériels de ces formes d’art qui contribuent au développement humain, tel que défini par les politiques nationales et internationales actuelles. Notre compréhension des arts issus de la diaspora africaine et de leur rapport avec les indices contemporains relatifs au sentiment d’appartenance, à la cohésion sociale et à l’engagement civil demeure pour le moins obscure, en dépit d’importantes études historiques et sociologiques réalisées sur les cabildos cubains, les écoles de samba brésiliennes et les tentes et les panyards trinidadiens. Les nombreuses mesures de répression imposées sur les formes d’art émergentes entravent et limitent notre compréhension contemporaine des liens historiques entre l’engagement artistique et le développement humain pour les membres de la diaspora africaine.
Pour analyser les utilisations et les répercussions des arts dans la diaspora africaine et explorer comment le pouvoir s’exerce sur les pratiques artistiques des Noirs, il faut également se concentrer sur les nations décolonisées dans le contexte des réalités postcoloniales. Dans les nations nouvellement indépendantes comme Trinidad et la Jamaïque, ou dans d’autres pays comme le Brésil, les gouvernements ont travaillé en étroite collaboration avec le secteur des arts afin d’inventer des symboles du nationalisme et de l’identité nationale. Ces relations entre les gouvernements et les formes d’art généralement associées aux populations marginalisées ou jadis opprimées permettent aux arts en question d’être glorifiées publiquement, passant rapidement d’une « nuisance » causée par les classes inférieures à une forme d’art d’importance nationale. Ce fut le cas de la samba au Brésil, sous la présidence de Vargas, du tambour métallique à Trinidad ainsi que du reggae issu du mouvement rastafari en Jamaïque (pendant une courte période durant laquelle Michael Manley était à la tête du Parti national du peuple).
Contrairement aux tactiques d’éradication répressive des gouvernements coloniaux, la ferveur nationaliste des anciennes colonies nouvellement indépendantes a permis de revoir d’un œil critique l’orientation culturelle de ces pays. En 1962, alors que le premier ministre Eric Williams libérait Trinidad du colonialisme, le tambour métallique joué par de jeunes hommes noirs marginalisés de Port d’Espagne dans les années 1930, qui représentait jadis une « nuisance », est devenu l’instrument national de l’île. Tout comme le tambour métallique, la rumba cubaine issue des classes inférieures a été propulsée au cœur des traditions musicales hautement respectées et célébrées de Cuba.6
En dehors de la scène musicale, la National Dance Theatre Company (NDTC) de Jamaïque, fondée en 1962, a délaissé sa vocation européenne initialement axée sur le ballet pour se consacrer à des formes de mouvements créées par des Jamaïcains. Utilisant la danse comme canevas, la NDTC a sciemment cherché à comprendre et à célébrer les traditions folkloriques de l’île et à revaloriser le patrimoine africain.7 Sous la direction de l’honorable Rex Nettleford, cette compagnie de danse avait pour objectif de mener un travail d’introspection afin de montrer son reflet à la société jamaïcaine, une mesure de développement délibérée pour un pays nouvellement indépendant.8 Au lieu de choisir l’appropriation dirigée par l’État, la NDTC, menant ses activités en tant qu’organisme indépendant, est devenue un catalyseur du changement social en participant notamment au développement d’une conscience jamaïcaine axée sur la célébration des styles de danses originaires de la Jamaïque. En quelques décennies seulement, des années 1950 aux années 1970, les écoles de danse qui étaient jadis soumises à la ségrégation raciale et axées sur le ballet ont commencé à offrir des formations de danse universellement accessibles et inspirées des danses régionales par l’intermédiaire d’écoles et de programmes communautaires. Ces leçons d’histoire nous rappellent qu’il existe de nombreuses manières d’utiliser les arts comme forme de développement humain pour les populations issues de la diaspora africaine, et certains gouvernements ont déjà commencé à suivre cette voie.
La musique avant le marché et au-delà de celui-ci
La musique est fort possiblement la forme d’art la plus populaire au monde dans laquelle les populations de la diaspora africaine excellent. À l’échelle mondiale, les chansons anticoloniales révolutionnaires de Bob Marley comme No Woman No Cry, War ou Chant Down Babylon sont sans doute celles qui ont fait le plus d’échos. Pourtant, si l’on remonte aux années 1700 et 1800, on constate que la musique produite par ces peuples a largement précédé les aspects commerciaux et économiques de l’industrie du disque. Non seulement les chants de travail, les ring shouts, les spirituals et les autres genres musicaux existaient en dehors des relations commerciales, mais ils illustraient également les aspects uniques des expressions créatives et artistiques de cette diaspora.
Premièrement, la musique et la chanson, tout comme la danse et le spectacle, n’entrent pas dans une catégorie en particulier, que ce soit celle du divertissement ou celle des actes sacrés. Par exemple, la politique, les protestations et le commentaire social se sont intégrés aux formes d’art et aux expressions. Le double sens des chansons Roll Jordan Roll et Swing Low Sweet Chariot montre que le sacré et le profane n’étaient pas des domaines d’expression distincts; le caractère religieux pouvait coexister avec des utilisations pragmatiques ou même des expressions profanes dans une même chanson. L’essor d’une tradition musicale propre à la diaspora africaine, particulièrement avant l’avènement de l’industrie du disque, laisse croire qu’il existe des sens et des utilisations de la musique qui vont au-delà du cadre restreint du succès financier. Les cloisonnements étanches qui subsistent au sein des institutions de l’Europe occidentale ne s’imposent pas dans les formes d’art issues de la diaspora africaine. L’un des meilleurs exemples que l’on puisse donner pour illustrer de telles réalités qui repoussent les limites établies est la polyvalence et l’excellence multidisciplinaire de Paul Robeson, avocat, athlète, activiste, chanteur et acteur. Dans l’activisme et l’art de Paul Robeson, sur fond de la Grande Dépression et de l’hystérie anticommuniste dans son pays d’origine, on voit que le concept de l’art pour l’art s’applique peu aux arts issus de la diaspora africaine.
Deuxièmement, comme le musicien et érudit Olly Wilson nous le rappelle, la musique noire a une fonction utilitaire au sein de laquelle l’esthétique et le côté pratique s’unissent afin de servir une fin particulière pour les membres de la diaspora africaine.9 La musique, lorsqu’elle est satirique, parodique ou véhicule d’un commentaire social, porte un coup aux démonstrations de pouvoir oppressif, valorisant ainsi la perspective de ceux qui sont systématiquement dépossédés de leur pouvoir. Une telle musique contribue à élargir le paysage idéologique en faisant ressortir les aspects ou les idées qui ne sont pas forcément valorisés par la pensée dominante. La musique qui véhicule un commentaire social peut potentiellement éclairer les perspectives individuelles et approfondir l’introspection d’une personne vis-à-vis des enjeux relatifs à l’identité personnelle, à la foi ou à la justice sociale. Par exemple, la populaire chanson de James Brown Say it Loud, dont le refrain enjoint les membres du public à chanter « say it loud, I’m black and I’m proud » (clamez-le haut et fort, je suis Noir et j’en suis fier), encourage les publics noirs et non noirs à réévaluer la prédominance des standards de beauté blancs. Parallèlement, durant les premières années de la musique hip-hop, le groupe Grandmaster Flash and the Furious Five a composé la chanson The Message, qui décrivait en détail les effets du néolibéralisme à l’échelle locale et les périls du quotidien post-industriel dans la ville de New York. La valeur de « divertissement » de cette chanson et de nombreuses autres sous-tendent les répercussions sur les plans social et psychologique, particulièrement en ce qui concerne la sensibilisation au déclin urbain et à la pauvreté dans les années 1980. Si nous étudions le mouvement des droits civiques aux États-Unis, nous pouvons constater que divers genres de musique reflétant une certaine orientation politique ont encouragé l’action directe.
Malgré cela, nous ne pouvons pas généraliser en affirmant qu’un certain genre de musique noire ou l’ensemble de celle-ci ne remplit qu’une fonction utilitaire. Nous dirons plutôt que certaines chansons ou certains moments dans l’histoire d’un genre de musique donné peuvent être associés à des fonctions bien précises liées aux réalités et aux environnements sociaux. Par exemple, les artistes hip-hop dénoncent les violences policières et l’application agressive des lois dans leurs chansons depuis au moins la fin des années 1980, s’en prenant sans cesse au manque de considération systémique et parfois dangereux à l’égard des vies noires sur cinq décennies. Des chansons entières, comme The Sound of da Police de KRS-One (1993) et Cops Shot the Kid (2018) de Nas avec Kanye West, ainsi que des parties de couplets de chansons, comme 99 Problems de Jay-Z (2003) ou le classique subversif Warm It Up Kane de Big Daddy Kane (1988), contribuent à faire la lumière sur les inégalités sociales et à donner l’heure juste aux autorités. Parallèlement, diverses chansons, comme celles de la série en sept parties de Papoose intitulée Law Library (2011), sont destinées à éduquer les auditeurs sur la meilleure façon de se familiariser avec le système juridique. Dans tous ces cas, qu’il s’agisse d’une fonction éducative ou d’un commentaire social, la raison d’être de la musique rehausse sa valeur utilitaire; elle surpasse sa valeur d’échange en tant que produit. Cependant, dans certaines évaluations de la musique noire, et plus particulièrement la musique populaire, la fonction ou l’utilité sociale d’une chanson ou d’un genre musical ne sont généralement pas prises en compte étant donné les conceptions courantes du « succès ». Ce défaut de mesurer la fonction ou l’utilité sociale d’une forme d’art par rapport aux réalités vécues par les membres de la diaspora africaine a d’importantes ramifications, notamment en ce qui concerne l’homogénéisation causée par la mondialisation.
À la recherche de nouveaux paramètres : un tournant vers la démarchandisation
Lorsque les organismes de financement des arts et les organismes gouvernementaux mesurent et évaluent les arts des communautés de la diaspora africaine de la même façon que les autres activités artistiques, ils nuisent à la possibilité que les arts soient perçus comme jouant un rôle unique au sein des groupes appartenant à la diaspora africaine, notamment en ce qui concerne l’atténuation du sentiment d’hostilité envers les Noirs. Compte tenu du fait que la culture n’a été considérée et intégrée aux politiques comme outil de développement que très récemment (se reporter à la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO), le rôle intime qu’ont joué les arts au sein des communautés afrodiasporiques n’a pas été intégré ni aux débats politiques ni aux conversations publiques. Par ailleurs, pour un pays comme le Canada, une stratégie efficiente et efficace en matière de diplomatie culturelle se fait encore attendre, entravant ainsi davantage la possibilité d’avoir des conversations publiques sur les arts comme outils permettant d’atténuer le sentiment d’hostilité envers les Noirs, particulièrement dans une ancienne société esclavagiste. Dans d’autres nations occidentales, notamment celles qui ont profité du travail non rémunéré des Noirs et qui accueillent encore aujourd’hui des générations de membres de la diaspora africaine, il n’existe aucune mesure ni aucun paramètre portant précisément sur le développement humain de ces groupes. Outre le manque de politiques ou de mesures précises, une analyse historique du rôle joué par les arts dans la survie et l’épanouissement des personnes d’ascendance africaine se fait aussi attendre.
Les paramètres établis par les organismes de financement des arts, comme le nombre de prestations, de commandes et d’expositions, ne permettent pas de mesurer l’incidence de ces expériences artistiques sur les efforts continuels des communautés noires pour élaborer des stratégies visant à accroître leurs choix et leurs possibilités de vivre une vie respectée et valorisée. Grâce à de nombreuses innovations artistiques tant historiques que contemporaines qui ont vu le jour dans le contexte d’un refus de l’identité individuelle sanctionné par l’État ou de la logique coloniale ou néocoloniale, les arts ont permis aux membres de la diaspora africaine de s’évader et de fuir la domination de la suprématie blanche ainsi que la déshumanisation subséquente des « autres ». De tels efforts axés sur les arts, des cabildos cubains à la réappropriation de la samba brésilienne par le président Vargas, continuent pourtant d’exister de façon précaire sous l’exercice du pouvoir par des gouvernements et des représentants coloniaux.
Étant donné que les formes d’art issues de la diaspora africaine sont largement sous-étudiées par les gouvernements, le libellé de la Convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO est difficile à mettre en œuvre. Puisque le concept de patrimoine culturel immatériel vise à prendre en compte les connaissances, les compétences, la créativité et les processus acquis qui assurent la continuité intergénérationnelle des peuples et un sentiment d’identité culturelle, les études sérieuses ne peuvent pas faire abstraction de la manière dont le pouvoir s’exerce dans de tels scénarios, et plus particulièrement comment l’hostilité envers les Noirs véhiculée par la suprématie blanche influence les actes créatifs et l’identité culturelle. Cela signifie que si le patrimoine vivant est reconnu internationalement pour son rôle au sein de la communauté qui l’a créé, transmis et recréé, l’incidence de la marchandisation rend nébuleux des événements comme la tournée européenne des Fisk Jubilee Singers ou l’accaparement par les maisons de disques multinationales de la musique hip-hop au début des années 1990 afin de la commercialiser et de la diffuser aux adolescents blancs des banlieues. Ajoutons que le langage entourant le patrimoine culturel immatériel n’a pas encore réussi à cerner les compétences, les systèmes de connaissances et les pratiques grâce auxquels des formes d’art redonnent de l’humanité aux artistes et nourrissent un sentiment permanent d’appartenance à l’identité africaine dans un contexte diasporique.
Compte tenu de l’appropriation et de la marchandisation des formes d’art issues de la diaspora africaine, le langage entourant le patrimoine culturel immatériel ne peut partir du principe que la transmission et la recréation du patrimoine culturel demeurent sous le contrôle des créateurs. Une telle supposition fait tout simplement abstraction des obstacles systémiques et structurels qui limitent la propriété des biens culturels ou amplifient l’exploitation. Tout comme la tournée de spectacles de ménestrel, la marchandisation et la diffusion de la culture noire (et sa fausse représentation grotesque) ont des conséquences préjudiciables et durables qui découlent du processus de marchandisation. Cela se produit même en dépit des protestations et des pétitions des groupes afrodiasporiques au Canada et ailleurs. Même lorsque des pays comme le Danemark commencent à percevoir les pratiques culturelles (incluant les arts) comme étant une manière de coopérer avec d’autres nations en vue d’atteindre des objectifs de développement, le manque de connaissances entourant les arts en tant qu’outils de développement humain, particulièrement chez les populations africaines jadis asservies, implique souvent que les efforts politiques ont fière allure sur papier, mais qu’ils ont très peu ou pas d’effets sur le terrain.
De même, lorsque des instruments de politique, comme une loi sur les droits d’auteur, sont conçus pour protéger les créateurs et que cette « protection » est strictement orientée vers l’atténuation de l’exploitation économique, il s’agit d’une occasion ratée d’appuyer les créateurs noirs, dont les marques de commerce, les brevets et les licences sont plus durement touchés que les profits. Les déséquilibres de pouvoir observés lors de la mise en application de tels instruments de politique sont ignorés, de sorte que les artistes et les créateurs qui ne bénéficient pas d’un soutien infrastructurel ou d’une assistance juridique ne peuvent être « protégés ». Au lieu de cela, les grandes sociétés transforment les règles sur les droits d’auteur en armes en vue de libéraliser, de protéger ou d’exploiter les marchés, promouvant ainsi une logique néolibérale sans égard pour les paramètres du développement humain.
Le langage des expressions culturelles utilisé dans les politiques culturelles repose sur une juxtaposition inconfortable où prédominent la rationalité économique et la pensée néolibérale telles que véhiculées par les États. Dans les deux cas, la réalité de la domination du marché sous-tend la réflexion entourant le patrimoine culturel immatériel et les expressions culturelles, laquelle est alimentée par la peur de l’homogénéisation culturelle. Une compréhension approfondie de la logique du marché doit être prise en compte dans la nature complémentaire du patrimoine culturel immatériel et des expressions culturelles. Trop souvent, les préoccupations relatives à la sauvegarde des pratiques, de la créativité, des produits et des systèmes de connaissances culturels sous-estiment le pouvoir de la logique de libéralisation du marché, négligeant même parfois le droit et le désir de certains groupes de ne pas commercialiser leurs formes d’art et de ne pas pénétrer le marché mondial. Le langage des expressions culturelles tente de protéger les cultures minoritaires des pays du sud contre la domination exercée par les médias et l’impérialisme culturel des puissances de l’hémisphère nord. En effet, la persistance de l’homogénéité culturelle mondiale et le risque de perdre leurs distinctions culturelles représentent de réelles menaces pour les pays du sud. Même pour certains pays de l’hémisphère nord comme le Canada, dont la population ne représente qu’une fraction de celle de son voisin du sud, l’éventail de protections et de quotas visant à protéger la culture témoigne de ce que la mondialisation met en jeu, alors que la logique du libre-échange et de la libéralisation du marché domine les perspectives tant des États puissants que des nations émergentes.
Le langage des expressions culturelles, à savoir « les expressions qui résultent de la créativité des individus, des groupes et des sociétés, et qui ont un contenu culturel », se heurte aux réalités de centaines d’années d’activités créatives et de pratiques de création artistique afrodiasporiques qui ne cadrent pas avec le langage des profits, de la libéralisation des marchés et des biens et services. Si la définition du concept d’expressions culturelles dans la Convention de 2005 est censée promouvoir la richesse de la diversité partagée et diffusée à l’échelle des produits et services, on ne peut présumer que le développement économique est un facteur neutre dans la poursuite des occasions de développement de l’humain, de l’identité culturelle et des formes artistiques. Les intervenants et les personnalités influentes dans le milieu des expressions culturelles, comme les maisons de disques et les maisons de distribution, influencent grandement les aspects du patrimoine culturel immatériel que la Convention de 2003 cherche à protéger, même en l’absence de produits et services.
Dans les hautes sphères du gouvernement et des organismes culturels de même qu’au sein des conseils des arts locaux, les arts ne sont pas reconnus à leur juste valeur comme étant un élément fondamental du développement humain, et plus particulièrement au sein de la diaspora africaine. Pourtant, les arts sont essentiels au démantèlement des structures hostiles envers les Noirs et sans considération pour le genre humain (telles que les sociétés motivées par le profit). Si les vies, et pas juste les moyens de subsistance, des membres de la diaspora africaine sont étudiées sérieusement comme catalyseurs d’une humanité qui tente toujours de se défaire de l’étreinte de la pensée colonialiste et de la hiérarchie raciale, alors peut-être qu’un plus grand sentiment d’urgence se fera ressentir dans les politiques. Si les conseils des arts et les organismes de financement des arts réévaluaient leur perception du succès pour mieux comprendre et mesurer comment les arts sont utilisés par les personnes d’ascendance africaine, nous pourrions bientôt élaborer des méthodes permettant de faire voir le potentiel de développement humain des arts aux gouvernements et aux organismes souhaitant éradiquer le sentiment d’hostilité envers les Noirs. En ce qui concerne les instruments de politique, une telle progression implique de se pencher sérieusement sur la manière dont le pouvoir s’exerce ainsi que sur les irrégularités et les inégalités qui entravent l’accès des artistes de la diaspora africaine et réduisent leur art au statut de marchandise. Une perception réductrice entraîne une coupure entre les arts et leur potentiel de développement humain, et fait en sorte que ces formes d’art sont vues uniquement comme des instruments pour satisfaire l’appétit des consommateurs et les désirs gouvernementaux de pertinence et de légitimité communautaires.
Le changement de paradigme que l’on encourage ici est basé sur le principe selon lequel les arts ne sont pas un luxe ni un outil de mobilité sociale, mais font plutôt partie intégrante du processus de développement humain des personnes d’ascendance africaine. Ce changement implique de combattre le racisme contre les Noirs dans le milieu des arts en refusant de dissocier les arts de leurs retombées immatérielles qui améliorent la vie des personnes d’ascendance africaine. Un tel refus peut se manifester par la décision des gouvernements et des conseils des arts d’enfin percevoir le succès d’une manière qui s’oppose à la logique dominante du marché. Pour ceux qui souhaitent éradiquer le racisme contre les Noirs dans le cadre de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine, les études qui font la lumière sur la situation des arts avant et après l’avènement du capitalisme tardif et du néolibéralisme sont essentielles pour repenser les arts comme faisant partie intégrante du développement humain. Le concept répandu de l’art pour l’art ou de l’art comme « produit culturel » occulte les nombreux liens étroits qui subsistent entre les arts et les façons dont les membres de la diaspora africaine vivent, atténuent et éradiquent les formes d’oppression, les préjugés et le racisme qui minent leurs efforts pour faire partie de la même humanité que les autres membres de la famille humaine.
Le potentiel de développement humain de la capoeira, de la dub poetry, du calypso et de nombreuses autres formes d’art n’est toujours pas entièrement compris ni soutenu. La démarchandisation des vies et des arts des diaporas africaines nous permet de commencer à percevoir graduellement les arts comme étant pour nous – pour l’humanité des peuples d’ascendance africaine –, et comme améliorant notre bien-être, notre identité et la transmission culturelle intergénérationnelle. Le pour nous, en l’occurrence, ne fait pas qu’appuyer le fait que les personnes d’ascendance africaine sont des humains, cela n’étant guère sujet à débat. Au lieu de cela, le pour nous implique également l’élargissement du principe immuable selon lequel l’humain peut rejeter la logique du marché d’exploitation et refuser de marchandiser les personnes d’ascendance africaine.
Auteur
Dr. Mark V. Campbell, Professeur adjoint et titulaire associé — Département des arts, culture et médias, Université de Toronto à Scarborough
Mark V. Campbell, Ph.D., oeuvre dans la scène hip-hop torontoise depuis plus de vingt ans. En tant qu'universitaire et conservateur, son travail se concentre sur la présentation et la conservation de l'histoire des Noirs dans les arts, la musique et la culture.