Les gardiens de nos savoirs
Le 24 mai 2023
L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a créé le Programme Mémoire du monde en 1992. Le travail de ce programme est actuellement guidé par la Recommandation concernant la préservation et l’accessibilité du patrimoine documentaire, y compris le patrimoine numérique adoptée en 2015 par l’UNESCO. Dans le même ordre d’idées de la Convention du patrimoine mondial de l’UNESCO, cette recommandation procure un cadre aux registres nationaux et internationaux pour la reconnaissance formelle d’exemples exceptionnels de patrimoine documentaire qui nourrissent notre savoir et notre humanité commune.
En 2017, la Commission canadienne pour l’UNESCO (CCUNESCO) a mis en place un comité consultatif national pour le Programme Mémoire du monde ainsi qu’un registre canadien.
La recommandation de 2015 qui guide le Programme Mémoire du monde a officiellement intégré à la fois la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA, 2007) et la Déclaration de Mataatua sur les droits de propriété culturelle et intellectuelle des peuples autochtones (1993). En réaction, le Comité consultatif canadien a activement créé un cadre visant à reconnaître ces deux déclarations et les modes de savoir particuliers qui éclairent la manière dont les communautés autochtones préservent et diffusent leurs connaissances.
Cet article présente un aperçu du rôle du Comité consultatif canadien et les lignes directrices de la Mémoire du monde guidant le travail du Comité.
Mise en œuvre du Programme Mémoire du monde au Canada
Le Comité consultatif canadien de la Mémoire du monde relève de la CCUNESCO, qui a été créée en 1957 pour coordonner le travail des entités gouvernementales et non gouvernementales en éducation, en science, en culture et en communication et celui de l’UNESCO à l’échelle nationale et internationale. Le Programme Mémoire du monde est dirigé par le secteur de la communication et de l’information de la CCUNESCO, qui dès 2001 encourageait activement les Archives nationales du Canada (maintenant Bibliothèque et Archives Canada) et le ministère du Patrimoine canadien à créer un registre canadien de la Mémoire du monde. La CCUNESCO a aussi milité pour la création d’un Comité consultatif canadien composé d’experts capables de recommander des collections à inscrire au Registre international de la Mémoire du monde.
Le Canada participe au Programme Mémoire du monde de l’UNESCO depuis sa création en 1992, grâce à l’implication de Jean-Pierre Wallot, archiviste national du Canada de 1985 à 1997 et premier président du Comité consultatif international de la Mémoire du monde de 1993 à 1998, bien avant la création du Comité consultatif canadien en 2017. Plusieurs facteurs expliquent pourquoi ce dernier comité a été créé aussi tardivement, notamment un débat au sein de la communauté archivistique canadienne sur la mise en valeur de certaines collections sur la base de leur importance nationale. En effet, certains avançaient que tous les aspects du patrimoine documentaire étaient précieux au regard des différents récits contenus dans ces collections.
L’élan pour créer un Comité consultatif canadien découle d’une démarche du Musée de la civilisation du Québec, qui a demandé à la CCUNESCO d’appuyer l’intégration du Fonds du Séminaire de Québec au Registre international de la Mémoire du monde. Peu après, les Archives du Manitoba ont approché la Commission pour qu’elle appuie la mise en candidature des Archives de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ian Wilson, le successeur de Jean-Pierre Wallot aux Archives nationales du Canada, connaissait bien ces collections et a convenu qu’il était temps pour un Comité consultatif canadien de la Mémoire du monde de faciliter leur reconnaissance internationale. Un comité ad hoc a donc été mis en place en 2017 et comprenait la représentation ex officio de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) et de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ).
Reconnaître les formes autochtones du patrimoine documentaire
Après la mise en place du Registre de la Mémoire du monde du Canada, le comité consultatif a commencé à s’interroger sur la manière dont le Comité consultatif international de la Mémoire du monde considérerait les formes autochtones de patrimoine documentaire, particulièrement celles qui ne forment pas des collections d’archives sur papier, comme les ceintures wampum, les récits oraux, les rouleaux en écorce de bouleau (wiigwaasabak) ou les pétroglyphes. Le Comité consultatif international avait déjà reconnu des patrimoines documentaires sous diverses formes, comme les tablettes hittites à écriture cunéiforme de Boghazköy (Turquie) et la radiodiffusion de la Révolution du pouvoir du peuple philippin. Voyant cela, le Comité consultatif canadien a approché son homologue international au sujet de la commémoration des ceintures wampum, tout particulièrement.
Le Comité consultatif international a effectivement confirmé que les ceintures wampum, les wiigwaasabak et d’autres formes de patrimoine documentaire pouvaient être sujets à une reconnaissance. Le Comité a d’ailleurs affirmé que l’on devait faire preuve de flexibilité dans la mise en candidature des formes autochtones de patrimoine documentaire, étant donné le contexte culturel particulier. Traditionnellement, c’est à l’institution concernée de préparer un document écrit expliquant l’importance de la collection. Pour certaines communautés autochtones, le savoir associé à divers aspects du patrimoine documentaire ne peut être transmis qu’à travers le récit oral dans leur propre langue. Le Comité consultatif international et le Comité canadien sont tous deux favorables à la mise en candidature d’un patrimoine oral si celui-ci est préenregistré et si une traduction en anglais et en français est fournie aux membres du Comité pour les aider à délibérer. Jusqu’à présent, aucune candidature canadienne n’a suivi cette approche.
La CCUNESCO et le Comité consultatif canadien pour la Mémoire du monde sont conscients que la reconnaissance nationale du patrimoine documentaire autochtone ne représente peut-être pas une priorité pour les peuples autochtones. Cela dit, il est évident que ce programme peut néanmoins nous permettre de mieux comprendre les différentes manières d’appréhender le monde. Le Programme Mémoire du monde a été conçu selon un cadre occidental qui essaie de quantifier l’« importance » culturelle, mais le patrimoine documentaire autochtone ne peut être vraiment compris qu’à travers le contexte culturel particulier à la nation dont il est issu. Les Comités consultatifs national et international doivent impérativement revoir la manière dont ils évaluent le patrimoine documentaire autochtone, de manière à respecter le contexte culturel autochtone et à faire en sorte que nous puissions comprendre les réalités de notre récit mondial commun. Heureusement, des efforts pour préparer les comités consultatifs à ce défi ont été déployés.
Mémoire du monde, Déclaration de Mataatua et la DNUDPA
Comme indiqué ci-dessus, le Programme Mémoire du monde est guidé par la Recommandation concernant la préservation et l’accessibilité du patrimoine documentaire, y compris le patrimoine numérique (2015). Cette recommandation reconnaît que les peuples autochtones ont des lignes directrices culturelles qui leur sont propres et qui conditionnent l’accès à leur patrimoine documentaire. La Déclaration de Mataatua sur les droits de propriété culturelle et intellectuelle des peuples autochtones (1993) et la DNUDPA ont d’ailleurs été unanimement intégrées à la recommandation de 2015.
L’intégration de ces déclarations à la recommandation offre des possibilités enthousiasmantes de reconnaître le patrimoine documentaire autochtone grâce au Programme Mémoire du monde. Le mandat qui vise à conserver le patrimoine documentaire et à rendre les collections accessibles au public l’illustre bien.
L’idée de préservation du patrimoine documentaire est très certainement applicable aux communautés autochtones. Bien que les savoirs autochtones persistent, les effets de l’assimilation forcée, notamment des pensionnats indiens, sont manifestes. On le constate dans la perte des langues autochtones, objectif spécifiquement visé par le système de pensionnat. Une étude de 2018 indique que 75 % des langues autochtones au Canada sont en danger et présentent un risque de rupture de transmission aux générations futures [1]. Les langues autochtones ne constituent pas uniquement un mode d’expression : chaque syntagme comporte des informations culturelles complexes sur la relation entre celui qui parle et son territoire traditionnel. Les Nations Unies ont reconnu ce fait en proclamant l’année 2019 comme l’Année internationale des langues autochtones et en déclarant ensuite que la décennie débutant en 2022 serait la Décennie internationale des langues autochtones.
Le patrimoine documentaire, y compris les dictionnaires, lexiques et autres ressources écrites, joue un rôle vital dans les communautés pour maintenir, revitaliser et préserver les langues autochtones. C’est pourquoi le Comité consultatif canadien a lancé un appel public à la mise en candidature de collections liées aux langues autochtones. Cet appel a été bien reçu; certaines des candidatures subséquentes sont abordées plus loin.
Les efforts de préservation du patrimoine documentaire autochtone s’avèrent également cruciaux au regard de la manière dont ces savoirs sont liés à certaines caractéristiques géologiques ou écologiques. Les archives peuvent contenir de l’information sur certains animaux ou plantes, ou des récits oraux qui ne peuvent être racontés que dans des lieux précis, dont les caractéristiques géologiques servent d’outil mnémotechnique ou d’aide-mémoire. Bien qu’il puisse être difficile de comprendre comment un patrimoine documentaire ancré géographiquement peut intégrer un programme comme celui de la Mémoire du monde, l’inclusion du Fonds de l’Institut social et culturel gwich’in montre que cela est possible lorsqu’on reconnaît les protocoles culturels propres à certaines nations.
Le Programme Mémoire du monde rend les inscriptions accessibles au public, ce qui peut être problématique, étant donné que certains aspects des savoirs autochtones sont gouvernés par des protocoles propres aux communautés qui restreignent ces savoirs à des nations ou des réseaux familiaux en particulier. Bien sûr, ce serait là s’appuyer sur une compréhension subjective ou littérale de l’accessibilité au patrimoine documentaire qui ne reconnaît pas la particularité culturelle de l’élément ou de la collection. Le fait que la DNUDPA et la Déclaration de Mataatua soient toutes les deux intégrées à la recommandation guidant le Programme Mémoire du monde offre une flexibilité quant à l’accessibilité au patrimoine documentaire autochtone, reconnaissant les droits des peuples autochtones à protéger et à contrôler leurs propres connaissances.
Les Comités consultatifs national et international ont donc la possibilité et l’obligation d’examiner le concept d’accessibilité selon les différents contextes culturels du patrimoine documentaire en question. Cette flexibilité permet au patrimoine documentaire autochtone de s’intégrer pleinement à un programme international qui serait autrement restreint par ses propres préjugés culturels.
Le Comité consultatif canadien a pleinement intégré ces principes au formulaire de proposition d’inscription et aux critères d’évaluation pour les nouveaux ajouts au registre canadien de la Mémoire du monde. Le formulaire de proposition d’inscription actuel du Comité consultatif canadien prend en compte le fait qu’il existe parfois dans les communautés autochtones des cadres culturels gouvernant l’accès à leur patrimoine documentaire.
Les révisions du formulaire de proposition sont le résultat d’un débat sur la manière dont un programme de commémoration ancré dans les pratiques occidentales peut adéquatement conceptualiser, respecter et intégrer les points de vue autochtones. Bien entendu, cet énoncé est sujet à changement à mesure que nous adopterons des pratiques exemplaires quant à la reconnaissance du patrimoine documentaire autochtone.
Conclusion
Depuis sa création en 2017, le Comité consultatif canadien de la Mémoire du monde a fait l’effort de mettre en place des pratiques exemplaires pour la reconnaissance du patrimoine documentaire autochtone. Bien que nous sachions que le fait de quantifier l’importance d’un patrimoine documentaire entre souvent en contradiction avec les savoirs autochtones et ses modes d’acquisition, nous croyons que la DNUDPA et la Déclaration de Mataatua donnent au Programme Mémoire du monde la flexibilité nécessaire pour respecter le contexte culturel des collections proposées propre à chaque nation. Il faut noter que nous reconnaissons que notre compréhension actuelle du patrimoine documentaire autochtone s’appuie sur ce qui a été proposé jusqu’à maintenant. Elle s’améliorera assurément à mesure que le Registre national continuera d’évoluer.
[1] McIvor, O. (2018). Les langues autochtones au Canada: ce que vous devez savoir. Ottawa, ON, Canada: CCUNESCO.
Auteur
Cody Groat est président du Comité consultatif canadien pour la Mémoire du monde. Il est professeur adjoint au Département d’histoire et pour le programme d’études autochtones de l’Université Western à London, en Ontario. M. Groat est Kanyen’kehaka (Mohawk) et membre des Six Nations de la rivière Grand. Vous pouvez le joindre à cgroat@uwo.ca.